Représenter le sexe féminin : images et imaginaires 16/21
Recueil d’articles et dossier iconographique, à paraître aux presses UVic Libraries (le plus probablement). Les anatomistes de la Renaissance européenne firent de l’observation du corps par la dissection et de sa représentation visuelle les outils et résultats d’un nouvel esprit scientifique, fondé sur une épistémologie du regard. Renouvelant et transformant la tradition hippocratique et galénique de l’anatomie, ils se donnèrent comme nouvel objet de recherche le sexe féminin, jusque-là décrit et compris comme l’incohérente incomplétude d’un corps, féminin faute d’avoir atteint la perfection masculine. Or les regards sur le sexe féminin que portèrent et représentèrent ces anciens anatomistes semblent rencontrer un point aveugle : celui de l’invisibilité, en laquelle les Anciens comme les Modernes d’alors voulaient parfois reconnaître une pudeur naturelle des femmes. Comment voir ce que la nature aurait voulu par dessein cacher ? Comment partager une profondeur intérieure avec les outils de la perspective ? Comment reconnaître des organes ignorés ? Emblème de l’investigation anatomique, le sexe féminin, aux mille noms mais encore sans description, semble échapper à l’observation comme à la représentation.
Or, c’est justement cette visibilité que de nombreuses femmes des 20e et 21e siècles revendiquent, faisant de l’image du sexe féminin le symbole d’une reconnaissance des femmes dans la sphère publique—pour reprendre le concept d’Habermas. Les descriptions précises—et complètes—de l’appareil génital féminin, les manuels d’auto-observation féminine, la mise en ligne de galeries collaboratives de dessins (vulves, clitoris, lèvres), l’impression en 3D d’organes idéalisés, se multiplient comme autant d’actes de militantisme et de fierté féministes. Cette explosion de représentations s’appuie sur une sévère critique de la tradition d’illustration scientifique initiée au 16e siècle : la dissection et l’extraction d’organes ne permettraient pas, en effet, de donner à voir le corps féminin dans sa cohérence. Surtout, ces procédures de mise en images semblent suivre les modèles masculins de représentation du corps, parfois jusqu’à proposer des images en miroir de l’appareil génital masculin, lorsqu’elles ne recourent pas à la métaphore, florale ou géologique. Miroirs personnels, photographie, échographies, résonances magnétiques permettent de saisir l’intérieur du corps : cependant, ces moyens techniques permettent-ils d’en faire voir une image satisfaisante pour un discours de soi et une connaissance intime ?
Organisé dans le cadre de la subvention de recherche Perfecta. La perfection du corps féminin entre discours anatomiques et défense des femmes, 16-18, le recueil images et imaginaires, 16e-21e propose une exploration en partie double des images du sexe féminin, entre traditions anatomiques et revendications féminines entre 16e et 21e siècle, deux moments de transition épistémologique et idéologique où la mise en image du corps de la femme, dans sa différence, constitue une reconnaissance de son égalité avec le corps masculin.
Le recueil sera publié en ligne en accès ouvert, mais également imprimé, avec soin, pour ses exemplaires de tête.
Les paradoxes de la perfection féminine : corps et modèles en question aux temps de la Querelle des Femmes (14e-17e s.)
Recueil d’articles à paraître dans la revue Renaissance et réforme/Renaissance and Réformation. Comité éditorial :Mercedes Arriaga Flórez, Patrizzia Caraffi et Hélène Cazes (eds)
S’il est difficile aujourd’hui de lire l’écriture du paradoxe comme un argumentaire, faute d’assignation d’une posture d’énonciation explicite, la « dispute » sur l’égalité des sexes emble au contraire avoir avancé argument après argument par ce procédé rhétorique. Le « pour et le contre », l’énonciation ironique et antiphrastique, la démonstration par l’absurde etc. paraissent en effet avoir constitué les armes tant des misogynes que des philogynes pendant les siècles où prit part cet interminable débat de formes et d’idées que l’on nomme communément Querelle des femmes. Le paradoxe s’y donne à lire comme structure ou posture interne des textes mais également comme outil herméneutique et comme organisation des publications et créations en un corpus. S’inscrivant dans une polémique entre deux camps, le paradoxe contribue à la séparation et fixation des genres.
La notion de perfection, à la fois omniprésente et sans cesse redéfinie, semble elle-même porter les contradictions et promesses du paradoxe : entre absolu et devenir, entre essence singulière (la « perfection féminine » ) et réalisations plurielles (les « perfections d’une femme »), elle se retrouve sous la plume des philosophes, poètes, polémistes, dramaturges et médecins pour construire et définir les rapports entre les sexes. Conjuguée avec le paradoxe, elle introduit dans le débat des opinions contraires une pérennité conceptuelle.
C’est dans ce contexte que nous souhaitons examiner la construction intellectuelle de la différence des sexes ainsi que sa remise en question, depuis ses racines (Guittone d’Arezzo et le Débat de la Rose) jusqu’aux lendemains du traité de Poulain de la Barre, De l’égalité des deux sexes (1673) en passant par les méandres de la Querelle des Femmes, en librairie comme sur la scène. L’imperfection supposée de la nature féminine, étayée par les autorités philosophiques et médicales de l’Antiquité et continuée par l’exégèse chrétienne, définit le rapport entre hommes et femmes comme une hiérarchie et non une différence. Tandis que son imperfection serait inscrite dans son corps, présenté comme inachevé, à qui la reproduction fournirait la seule « utilité » causale, la femme devrait faire la preuve de sa complétude, tant morale que physique, pour prétendre au même degré d’humanité que les hommes. Aux temps de la construction humaniste de modèles de perfection pour l’être humain et ses créations, la remise en question de la « hiérarchie naturelle des sexes » — non tant pour son dogmatisme que pour ses incohérences, — passe souvent par la réfutation ou le retournement de ces prémices mais aussi, paradoxalement, par la découverte de l’imperfection comme qualité et propose finalement une notion de la perfection humaine qui se déclinerait au pluriel, pour inclure la femme.
Au prisme des usages (et abus) de la notion de perfection dans les discours que consacrent à la « nature de la femme » médecins, artistes, poètes et philosophes de la première modernité, nous proposons de mettre en regard les modèles de l’absolu et leurs questionnements : la forme du paradoxe, si souvent adoptée lors des joutes oratoires en philogynes et misogynes qui constituèrent le débat sur les femmes, nous paraît refléter une transition intellectuelle dans la construction du sujet qui, entre les catégories du parfait et de l’imparfait, fait entrer le sujet dans l’histoire, la société et le genre. Ainsi, l’indécision de contenu propre au message du paradoxe permet de mettre au jour une indécision quant au statut des autorités, des concepts et des traditions. Parallèlement, l’intérêt nouveau et grandissant pour le corps féminin, objet poétique du désir, figuration de la beauté esthétique ou lieu inconnu de l’anatomie humaine semble tout aussi paradoxal que les discours pour ou contre les femmes de la fameuse Querelle. En effet, l’aimée des poètes pétrarquistes est le reflet de la vieille femme des invectives humanistes, la beauté de Vénus recèle une profonde hideur morale et le mystère de la génération se situe dans les obscures entrailles d’un corps inconnaissable. Dans ces ambivalences, se fait entendre non pas la résolution mais la reconnaissance des contradictions : une culture en mouvement, où la question féminine génère de nouvelles conceptions de la perfection et de l’humanité.
“The Donation of Constantine and its modern counterparts”, 5 February 2022
Annual Medieval Conference, University of Victoria, online (https://www.uvic.ca/humanities/medieval/workshop/program-speakers/video-conference-2022.php)
When Lorenzo Valla exposed in a Latin treatise (1439-1440) the forgery known as the Donation of Constantine, he launched the era of humanist philology : himself a continuator of Petrarch, he inspired Erasmus and the movement of textual criticism that led to Reform. This “Donation”, masquerading as a 4th century text by which the Emperor Constantine had “donated” the Western part of the Roman Empire to the Church, circulated widely in the 13th century up until Valla’s discovery of the fake. His denunciation of a medieval text as a false document became a convenient symbol for the end of the Middle Ages and the affirmation of Renaissance, a time in motion during which authorities were questioned. It also served as an opportunity for historians to depict medieval scholarship as supposedly ignorant of language, history, and style, and it marked the invention of the very notion of anachronism. Yes. Although… Could this exposure of a fraud, framed as the dramatic rupture between a supposed medieval credulity and our modern informed criticism, tell another story? I propose to examine the many versions of the Donation of Constantine in their history: as a famous document, often quoted, used, translated, and summarized, the Donation had had a “hot” circulation before Lorenzo Valla found it—just like many other fictitious texts at the time. Written with an agenda, for influence, legitimacy, authority, or propaganda, these fake documents had a social and political function. Contrary to the caricatures of medieval philology that the first humanists drew, medieval writers may well have been closer to us, in a 21st century riddled with misinformation and viral fakes. Valla’s discovery can be understood not as the end of medieval naïveté, but rather the beginning of a rift, still present today, between expert and commoner.
“Les Genres de l’anatomie : variations sur la « nature » des femmes dans quelques textes médicaux du XVIe siècle et ailleurs”, 4 February 2022
Address for the FISIER Virtual Interdisciplinary Seminar (Fédération Internationale des Sociétés et Instituts pour l’Étude de la Renaissance), online (https://youtu.be/FYzNmJreQsg )
Tandis que les études sur le genre débordent hors de la sociologie en histoire, littérature, culture, renversant les habitudes bibliographiques et historiographiques au risque de l’anachronisme et au risque de l’effet de mode, elles ouvrent de nouvelles pratiques et définitions des disciplines. Par leur envergure, les études de la Renaissance ont de longtemps traversé les frontières des territoires disciplinaires. Les récentes demandes de ré-évaluation des récits identitaires, des canons littéraires et des catégories de méthode, à l’aune des actuelles remises en question d’héritages intellectuels jugés partiels et partiaux, ont imposé la prise en compte d’une notion toute jeune, controversée et encore en mouvement : le genre. Pour les études de la Renaissance, le corpus d’une étude du genre, transversale et transdisciplinaire, paraissait s’imposer : écrits de femmes et écrits sur les femmes. Cependant, la mouvance même de la notion, sans cesse en transformation et redéfinitions, s’accommode mal d’un corpus déterminé par l’homogénéité de ses contenus. Sa nature performative demande d’explorer ses scènes et ses représentations, comme celle de la Querelle des femmes, dans le cadre d’une culture. En l’occurrence, nous proposons de déplacer l’étude du genre hors de ses terrains conquis, en lui donnant pour autre scène la salle de dissection, en lui conférant pour corpus les textes médicaux sur le corps féminin.
Le projet Perfecta, La perfection féminine entre discours anatomiques et défenses des femmes, 16e-18e s. interroge la coïncidence temporelle entre le discours sur le corps féminin que développent les « nouveaux » anatomistes après Berengario da Carpi et la revendication des femmes à la visibilité et à l’égalité. L’inclusion, difficile, du féminin dans un système jusque-là décliné au masculin ébranle l’entière compréhension du corps comme celle de l’humanité. Empruntant à la théorie du genre les notions de visibilité, stéréotype, spectre et sexe biologique, le projet Perfecta a documenté les discours, passés en récit de « découverte », sur l’appareil génital féminin chez les anatomistes et chirurgiens de la première modernité. Il trace une généalogie pour la visibilité anatomique donnée à la « nature » des femmes.
La surprise la plus frappante de cette récolte de textes et images est celle de l’insuffisance des notions de « sexe », de « donnée biologique » pour décrire ce qui n’appartiendrait pas au genre dans l’identité sexuée. Car les anatomistes utilisent et construisent le genre… En présentant quelques textes (Berengario da Carpi, Estienne, Paré, Pictorius, Joubert) sur la « nature des femmes », la pureté des vierges et les preuves de la virginité, nous documenterons les rencontres et heurts entre discours anatomique et discours sur le genre féminin. Comment faire sens d’un corps sans queue ni tête, privé de tradition savante, aux temps de l’humanisme ? L’anatomie fait-elle la lumière sur l’invisible ? Serait-ce la visibilité revendiquée, à la même époque, par les premières féministes ? Ou bien, le genre ferait-il autorité ? Surtout, nous nous attarderons sur la nécessaire prudence quant à l’application des catégories du genre pour l’analyse des cultures de la première modernité, quand ces catégories reposent sur un très court récit de la modernité, un récit où la Renaissance occupe la fin du premier chapitre et où le recours à des documents anciens sert parfois des fins très contemporaines, au prix de la nuance et de l’exactitude. L’anachronisme devient le miroir de nos propres ombres… Comment le genre permettrait-il des (ré)interprétations rigoureuses ? Le livre d’Helen King sur The One-Sex Body on Trial démontre magistralement qu’il éclaire les contradictions de nos cultures, l’étude de l’invention de la virginité en donne un autre exemple. Enfin, débats et controverses de notre actualité nous ont rappelé à la discipline des savoirs : la transversalité s’appuie sur la connaissance de ses domaines (histoire de la médecine, des textes, du livre, des réseaux, des femmes, littérature, historiographie), non sur leur « annulation ». La notion de genre peut alors lancer un pont entre la contemporanéité et nos objets d’étude, au lieu d’une menace sur leur transmission. En retour, son application aux cultures de la Renaissance pourrait bien préciser et affermir la rigueur de sa définition.
15 November 2021: “La Puanteur de la misogynie”, Séminaire GRSH/CIREM, Université de Montréal.
Séminaire GRSH/CIREM, Université de Montréal.
Une solide tradition classique, antique, médiévale et humaniste, dénonce avec conviction une puanteur inhérente du corps féminin. L’odeur qui émanerait du sexe des femmes trahirait la « nature » féminine d’un corps qui, sous les apparences trompeuses de la beauté, des soins cosmétiques, des parures, des parfums et des bijoux, demeure essentiellement défectueux et sans limite : incomplet, incontinent, inconstant selon les autorités médicales qui suivent Hippocrate et Galien, il est immodeste et impropre selon les moralistes, intempérant selon la « sagesse » populaire et j’en passe. La mention de la puanteur des femmes, chez les médecins et barbiers du 16e siècle, s’appuie sur une tradition poétique misogyne romaine et médiévale et se lit en miroir de la senteur de roses attribuée chez ces mêmes auteurs au vagin des jeunes vierges et en contraste avec l’odeur de sainteté évoquée par leurs confrères théologiens. Avec l’odeur féminine, le texte scientifique s’engage, de fait, dans un discours moral sur la femme, dont le corps, invisiblement putréfié et porteur de mort, serait caractérisé par l’écoulement, la mollesse, l’ouverture : indice et preuve à la duplicité de la beauté féminine, la puanteur avertirait le malheureux amant de sa perdition prochaine. Cette représentation de la réalité cachée par une sensation dont la source est invisible reproduit le refus des médecins de décrire l’appareil génital féminin comme un système organique défini et stable : au contraire, il est présenté comme « invisible », « changeant », « dissimulé » etc.
Cette conférence questionne les frontières de lecture et d’interprétation dont se réclament textes et représentations : lorsque la morale entre dans la description, l’anatomie de la femme relève de la construction du genre. Elle ouvrira des interrogations sur la persistance des représentations culturelles et sur la difficile nécessité de lire aujourd’hui des ouvrages dont le propos constitue un déni d’humanité.
“Melancholy among Books: the Romance of Bibliomania”, 17 July 2021
Graduate Seminar Arts and Languages, University of Melbourne, online.
Encyclopedia of Melancholy: Symposium II, December 3-4 2020, in the air.
Melancholy among books: narratives of despair and scholarship in Henri Estienne’s (1531-1590) confidences, keynote address.
The disgust for books, leading to the incapacity of research, may seem unexpected a theme in the self-narratives by the editor-printer Henri Estienne (1531-1590) : has not he published more than 200 learned editions of the classics, while producing pamphlets, poems, dialogues and treatises of his own composition and assembling the philological sum of the Thesaurus Linguæ Græcæ (1572) ? Along with his legendary bad temper —attested by many contemporaries—, his confidences to the reader about the “disease of books” are essential parts, of his literarypersona as an “elected” scholar. They are set in the liminar space of the prefaces and on the stage an imaginary library of books past and to come : titles, texts, volumes are omnipresent, both as a cause of and as a remedy to thetædium vitæ, and the disgust for them is, itself, taking place on the written pages.
Functioning as excuses for the delays in the realization of his many projects, the episodes telling of the scholar’s sadness and inaction are indeed promising more books and healing is brought by books themselves. Borrowing to the long tradition of learned melancholy, the descriptions of Henri Estienne compose a “self-portrait of the philologist as a melancholic”, a “friend of Muses” and a heroic gatherer/editor of texts. This posture had been adopted by Erasmus and, later, Guillaume Budé and Jean Calvin: it is presented as a confirmation of a personal and exceptional contact with the books. This occupational disease confers authority, of course, and characterizes the learned persona, in labor and isolation. It also serves, in Henri Estienne’s prefaces, the introduction of the writer’s person —or self-creation of this person— beyond his persona and his books, inviting the reader-friend to take part in this distance from joy and life, in the liminary space of confidences. In his humanist retelling about the silence of books and the sufferings of scholarship, Henri Estienne thus proposes poetics for literary and scholarly creation: the disgust for books is, indeed, a love for literature.
Medical Heritage Library, November 13, 2020
Searching for Perfection in the MHL Collections, paper for the 10th anniversary conference
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