Un partage de Nicholas Dawson
19 mai 2021
Il sera question d’un texte fragmenté qui n’a jamais été publié. C’était un essai littéraire qu’on m’avait invité à écrire pour un dossier dans une revue culturelle, un essai que j’ai eu du plaisir à rédiger et qui, une fois remis aux directeur·rices du dossier, a été accueilli avec enthousiasme, sans suggestions de réécriture parce que, m’avait-on dit, il correspondait parfaitement aux attentes.
La commande était simple : une postface à mon livre Désormais, ma demeure, publié quelques semaines à peine avant le début de cette pandémie qui, certainement, a déjoué toutes les attentes. Ce texte parle de cela, de la pandémie qui a déjoué toutes les attentes, dont celles que j’avais à propos de ce livre : la peur, l’angoisse, l’excitation, la déception, les communautés que je souhaitais former, cette crainte de voir mon désir de solidarité se transformer en une profonde solitude. Le titre du texte jouait avec ces clichés, avec la proximité des mots solitaire et solidaire.
Je reproduirai donc ici des fragments de ce texte qui n’a pas été publié, justement parce qu’il n’a pas été publié : mon texte correspondait à certaines attentes, spécifiquement à celles des directeur·rices du dossier, mais étrangement pas à d’autres, spécifiquement à celles du comité de rédaction. Si les attentes des un·es étaient précises, celles des autres n’ont jamais été arrêtées.
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Je tombe régulièrement dans le lyrisme et le cliché, volontairement, avec une joie irrévérencieuse et un peu décevante parce qu’elle ne choque personne, alors je perds beaucoup de temps à remonter à la surface, escalader les parois de ce puits dans lequel je pourrais bien mourir. Quelques clichés : il faut toucher le fond pour mieux apprécier ce qui se trouve à la surface, profiter du silence avant la fête, du calme avant la tempête, de la solitude avant le bain de foule. J’ai écrit tout un livre sur ce fond-là, un livre entier à propos de l’agonie dans laquelle j’étais tombé, cette fois poussé par une série d’événements anxiogènes hors de mon contrôle : dans le puits j’avais retrouvé les clichés et le lyrisme, ces vieux amis qui s’étaient retournés contre moi, de vrais traîtres qui coupent la voix, étouffent, paralysent. Je ne savais plus m’exprimer autrement qu’en énoncés mielleux, qu’en phrases toutes faites; le ton de ma dépression était celui du pleurnichage et, inversement, de cette forme de mutisme qui remplit l’espace de tensions. J’ai écrit un livre entier sur ces tensions pour continuer à fissurer les parois, fragmenter le puits, déconstruire ce lieu de la douleur, et observer ses odeurs, ses langues et ses échos. C’est un livre bruyant, qui crie partout, désespérément, qui emprunte tous les tons – la plainte du malade et les vociférations de la guérison – pour que la langue (les langues) disloque(nt) et délocalise(nt) l’expérience; à la surface, ces tessons de voix, ces paroles éparpillées et ces images se transformaient tranquillement en des souvenirs capables de sublimer la souffrance. Un nouveau calme après la tempête. Une solitude inattendue, peut-être heureuse.
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J’ajoute à ce texte d’autres fragments (écrits pour une conférence prononcée dans le cadre de la journée d’études de l’Association des étudiant·e·s des cycles supérieurs en études littéraire de l’UQAM, Bienvenue dans les limbes : horizons des attentes et manifestations littéraires du temps suspendu, le 9 avril 2021), qui rendent compte de ce qu’on a appelé un malentendu, une situation hors de notre contrôle et un problème de communication. Je comprends bien que ce que j’écris ici, en guise d’introduction, semble nous engager dans un texte vengeur, où je lave mon linge sale en public, alors qu’on s’attendait sans doute que j’aborde la notion d’attente dans une perspective générique – mon livre passe d’un genre à l’autre, même d’une discipline à l’autre – ou par le prisme de la réception – à savoir si la lecture de mon livre en pleine année pandémique a correspondu à mes attentes ainsi qu’à celles du milieu. J’aborderai tout cela, bien entendu, car c’étaient des enjeux que j’avais été amené à soulever dans ce texte qui n’a jamais été publié, c’était en fait la raison, en plus de la forme, pour laquelle les directeur·rices du dossier avaient affirmé que mon texte correspondait à leurs attentes. C’était une postface qui regarde en arrière, depuis la sortie du livre jusqu’à sa réception.
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Désormais ma demeure (Dawson, 2020) a été lancé le 14 février, cette journée qu’au Chili on appelle día del amor y la amistad – dans mon pays d’origine, ainsi qu’ailleurs en Amérique latine, la Saint-Valentin n’est pas qu’affaire de couples. Le 14 février, c’est cinq jours avant mon anniversaire, toujours célébré en plein froid polaire, à l’exception de l’année précédente où j’avais fêté dans le plus fort de la canicule chilienne, avec mes nouvelles amitiés fanatiques de reggaeton. Une heure avant le lancement, mon amoureux était sorti prendre une marche (en réalité, pour acheter un gâteau), et je me suis retrouvé seul, dans ce silence d’hiver, déjà coiffé, déjà vêtu, déjà parfumé, à attendre le moment parfait – pas trop en avance, pas trop en retard – pour me rendre à L’Euguélionne. J’avais passé la journée à recevoir des avis désolés de désistement qui avaient étrangement le pouvoir de remettre en question la pertinence de l’événement. Je me laissais gagner par le trac, esseulé, à errer dans mon appartement qui jadis s’était transformé en gouffre examiné dans un livre qu’on lancerait quelques minutes plus tard, joyeusement, bruyamment. Je constatais que se succédaient, depuis ma dépression, les périodes calmes et les tempêtes, les silences et les fêtes, les cycles solitaires et les cycles solidaires. Un autre cliché à déconstruire, me suis-je dit. Une quarantaine d’ami·es a migré jusque chez moi après le lancement; nous avons célébré avec gâteau, cadeaux, chandelles, cigarettes, alcool et danse – le reggaeton s’était aussi rendu. C’était comme l’année précédente, à l’autre bout de l’Amérique, et comme l’année précédente je n’ai pas pensé que cette fête serait la dernière. Nous embrassions un cliché : nous profitions du moment présent. Pendant cette fête, deux amies parlaient d’étranges symptômes qu’elles ressentaient depuis des semaines. L’une d’elles disait j’ai jamais été malade de même, l’autre répondait comme une grosse grippe mais tellement plus intense. Quelques jours plus tard, j’apprenais que deux autres personnes présentes à cette fête avaient souffert des mêmes symptômes. Elles répétaient à leur tour, une fois guéries, j’ai jamais été malade de même. Puis nous sommes entré·es dans cette ère où des recommandations et un nouveau vocabulaire ont colonisé nos comportements et nos pensées : quarantaine, isolement physique, distanciation sociale. Sur les réseaux sociaux, quelques bonnes blagues littéraires, dont mon livre a fait l’objet – « Désormais, ma demeure est un bunker » –, n’ont pas suffi à calmer l’inquiétude; elles ont ajouté beaucoup de bruit au vacarme du confinement. Nous avons quitté nos fêtes pour nous enfermer dans nos demeures, dans nos anxiétés, à l’intérieur de terribles clichés : le silence, assourdissant, nous rappelait les sons de nos dépressions passées et l’état perpétuel du monde. « The world is not a safe place to live in » (2012 [1987], p. 20) : Gloria Anzaldúa écrivait cette évidence pour appeler à de nouvelles formes de vie et de solidarité; trente ans plus tard, les injustices à peine cachées aux marges se révélaient : des corps, des couleurs et des classes spécifiques comptent plus que d’autres. Seul·es et isolé·es, nous ne pouvions plus l’ignorer, entre autres parce qu’il était également impossible de nous détourner de ces formes menaçantes d’apathie, de fatigue, de colère et d’angoisse, toutes annonciatrices de dépressions nouvelles comme l’unique réponse à ces jours anxiogènes. « These are depressing conditions, indeed, ones that make depression seem […] as a very rational response to global conditions. » (Cvetkovitch, 2012, p. 25). Avant le lancement, j’encourageais mon trac avec des clichés — mes cheveux frisent trop / il n’y aura personne et ce sera humiliant / je vais dire une connerie / je vais faire des fautes dans mes dédicaces —, mais aussi avec une peur plus complexe. Je craignais d’être seul avec ce livre, c’est-à-dire que je me demandais sincèrement qui ça intéresserait. Dans ce livre, je considère la dépression comme un fait politique pour la croiser avec des enjeux queer et raciaux; mon éditeur et moi avions décidé de le placer dans les catégories vastes et peut-être trop plurielles de la recherche-création et de l’indiscipline, catégories qui défient les attentes – il arrive qu’on pense que la recherche-création est le pire des deux mondes, le résultat d’amalgames, que l’indiscipline est un ovni supplémentaire, un euphémisme pour nommer positivement ce qui serait en réalité du désordre, un manque de rigueur, une hybridation adolescente, alors on s’attend à tout et à rien, à n’importe quoi, parfois à du n’importe quoi et, ce faisant, on commet l’erreur grave d’extraire les potentiels politiques de ces approches, potentiels vitaux pour les personnes minorisées, celles qui n’ont pas toujours le pouvoir de disqualifier du revers de la main, rapidement et sans engagement, une approche pourtant salvatrice pour certain·es, pour la raison simple et trop vitement formulée qu’elle ne correspond pas aux attentes ; j’aborde dans ce livre l’hybridité générique et les hiérarchies épistémologiques dans la production savante et littéraire contemporaine sur la santé mentale; bien que les essais sont interrompus par des autofictions, ils sont aussi mêlés à des photographies floues et pas très belles, ainsi qu’à des poèmes domestiques et étouffants. Seul dans mon appartement, quelques minutes avant le lancement, je me suis retrouvé devant ma fenêtre, une fois de plus, à me rappeler cette pensée honteuse que j’ai eue régulièrement pendant ma dépression : je suis tout seul avec ça. Ça, ce n’était plus la maladie, mais bien le livre, ce qui y est abordé, ses propositions formelles et épistémologiques, son indiscipline, ses jeux linguistiques, l’espagnol, l’anglais, ma queerness, ma latinidad. J’avais peur de la solitude des marges, celle qui nous fait croire que nous sommes seul·es à la subir, celle qui nous fait croire que nous devons être parfait·es, cordiaux·ales, profond·es, rigoureux·ses, juste assez originaux·ales pour correspondre aux attentes liées à nos coordonnées sociales, juste assez traditionnel·les pour ne pas être ridicules, jusqu’à ce qu’ensemble, contre toute attente, nous nous transformions en des rabat-joie mécontent·es et mélancoliques, atteint·es de ces « [f]olies collectives qui peuvent s’apprivoiser et permettre le poème. » (Younsi, 2016, p. 126) À la fenêtre, je ne regardais ni le reflet ni le paysage. Je contemplais le monde, ses frontières sociales et symboliques. Je doutais de la force des livres, de leur capacité de les traverser. Je craignais que mon livre reste du côté intime de la vitre. Je craignais qu’il devienne une relique dans mon salon.
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Si j’aborde cette situation dont l’aboutissement a été l’annulation de la publication de mon texte, ce n’est absolument pas pour accuser la revue d’un quelconque abus; ce sont des choses qui arrivent, dans notre milieu, dans cette écologie où les dynamiques de pouvoir, bien présentes, ne sont cependant pas toujours claires, où nous ne savons pas toujours qui détient le pouvoir de dire oui, de dire non, de demander de tout réécrire quand on a affirmé d’abord que tout était parfait. J’ose un autre cliché : les attentes des un·es ne sont pas nécessairement celles des autres. J’écris tout ceci pour poser une question horriblement naïve : à quoi s’attend-on?
À quoi s’attend-on quand on invite, quand on accepte une invitation, quand on écrit, quand on lance un livre, quand on se fait lire, quand on écrit à un·e auteur·ice pour lui dire qu’on a aimé ou qu’on n’a pas aimé, quand on a le pouvoir de dire oui, de dire non, de demander de tout réécrire, de ne pas lire du tout, de ne pas – de ne plus – publier?
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Ce livre devait s’intituler Reliquats. Nous avons bien fait de modifier son titre, parce qu’il y a quelque chose de la constance dans Désormais, ma demeure, quelque chose du changement et de l’échange perpétuels, de la réécriture éternelle de nos lieux d’appartenance et de nos communautés. Le titre est cynique, car il dit que j’habiterai un lieu à jamais blessé par l’expérience de la maladie, par la solitude et le silence, par les clichés dans lesquels la dépression m’a installé; il dit que ma demeure est à jamais traumatisée, que j’habite à jamais le trauma. Le titre brise la fête, casse le party [1]. Comme « les féministes killjoy [qui] refusent la passivité » (Darsigny, 2020, p. 71), ce titre célèbre les expériences négatives qui, parce que politiques et affectives, ne cessent de modifier le monde, afin de proposer des formes persistantes de solidarité et d’émancipation.
Oui, ma demeure est brisée; elle exhibe encore ses fractures, ses failles, ses éclats. Mais elle n’est pas, ne sera jamais, une relique.
Ce livre, comme tous les autres lancés dans le froid polaire, s’était soudainement détourné de la route pleine de promesses et d’attentes que nous avions dessinée lorsque nous l’avions mis au monde en dansant hasta abajo sur des mélodies infectieuses. Mon appartement se souvient de cette fête, il se souvient aussi que la pandémie – le capitalisme, les injustices sociales, l’état de notre monde – a « cassé le party ».
Je craignais le silence qui, dans les circonstances, risquait d’engloutir ma demeure en entier, avec tous ses livres, et particulièrement ceux qui, comme le mien, n’avaient pas encore profité des mois d’hiver pour exister. Mais il n’a fallu que quelques semaines de confinement, de jours consécutifs d’anxiété et de tourmente au cours desquels le milieu littéraire et la vie sociale se sont arrêtés, pour comprendre que Désormais, ma demeure a trouvé une autre voie pour vivre, moins clinquante, moins tonitruante, moins éphémère que celle dont le cœur bat à travers critiques et entrevues. Une voie à laquelle je ne m’attendais pas.
J’ai commencé à recevoir des messages sur les réseaux sociaux, d’abord d’ami·es nostalgiques de cette fête devenue l’emblème de jours heureux, qui avaient lu et aimé Désormais, ma demeure, puis ensuite d’inconnu·es qui, motivé·es par la fragilité qu’imposait le confinement, m’envoyaient des témoignages de leurs propres dépressions, passées ou actuelles.
Il s’agissait de messages de gens appartenant à des groupes aussi variés que précis : des femmes qui s’opposent à une quête désespérée et genrée du bonheur; des personnes queer qui luttent autant avec les injonctions affectives de l’hétérosexisme qu’avec celles des cultures LGBTQ+; des personnes racisées qui choisissent la langueur comme forme de récit pour entrer en relation avec les autres. Des individus appartenant à des figures politiques qui perçoivent « negativity […] as their organizing trope: the feminist killjoy, unhappy queer, and melancholic migrants. These figures have their own political histories, which are unfinished, leaky, and shared. » (Ahmed, 2010, p. 17) Les féministes rabat-joie, les queers mécontent·es, les migrant·es mélancoliques : trois figures inséparables, réunies par cette volonté de proposer des formes d’émancipation qui ne sont pas exclusivement soumises aux histoires épiques de la libération, du coming-out, de l’assimilation et de l’intégration. Seul·es et traumatisé·es, mais solidaires dans le gâchis, la colère et la tristesse.
On nous a souvent reproché de ne pas sourire à la vie, de ne pas faire la promotion d’un bonheur béat, d’être les auteur·ices de nos propres malheurs; on nous suggère zénitude, positivité, self-care et mindfulness, en nous imposant au passage d’entrer dans une série de normes sociales et économiques pour éviter de tomber dans le cliché des féministes-queer-migrant·es-toujours-déjà-en-colère. Au lieu de nous laisser la liberté de nous attribuer le cliché qui nous sied le mieux, on s’attend à ce que nous incarnions aveuglément et totalement celui d’une norme cishétéropatriarcale et blanche. Ma peur, devant ma fenêtre, c’était celle d’être seul avec ce désir qu’on nous interdit encore : me lover dans les douleurs qui nous sont propres, les répéter comme un refrain.
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Après avoir reçu l’invitation à prononcer une conférence lors du colloque étudiant à l’UQAM, je me suis honnêtement demandé quelles étaient mes attentes, dans ce milieu, et la question me semblait trop plurielle pour qu’on lui réponde rapidement. Ça veut dire quoi, « dans ce milieu »? On parle du milieu littéraire, oui, ce milieu qui, comme l’écrit crûment Olivia Tapiero dans un texte récemment publié chez Lettres québécoises, « n’échappe pas aux inégalités raciales, sexuelles, économiques, âgistes et capacitistes qui structurent nos sociétés : il est au contraire fondé sur ces phénomènes, qui façonnent l’architecture dans laquelle nous circulons. » (2021, p. 260) Ce milieu littéraire « en général », c’est aussi plus précisément le milieu de l’édition, le milieu des revues, le milieu universitaire. On dit que c’est du pareil au même, parce que ce sont souvent les mêmes acteurs·ices qui y circulent – moi-même, j’ai le privilège d’être à la fois doctorant, écrivain, directeur littéraire d’une collection et rédacteur en chef d’une revue de création; c’est parce que je joue tous ces rôles que je sais que les jeux de pouvoir ne sont pas les mêmes entre ces différents milieux qui impliquent les mêmes personnes. Et je me permets une parenthèse ici, pour faire preuve d’humilité, et clarifier d’où je parle : je ne me plains pas de censure, je ne brandis pas l’argument d’une liberté appelée depuis des postes, des permanences ou des positions étrangères à la précarité. « Celleux qui crient à la censure ignorent peut-être […] [à] quel point tous les sièges semblent pris, [et] surtout comment ces conformités proposées et révoltes bienséantes – toujours les mêmes – font avorter la création, la dissidence véritable, l’émergence de voix à qui l’on a recommandé de ne pas parler à table. » (Martelly, 2021, p. 19) J’admets que j’occupe actuellement une place plutôt privilégiée à cette table, que j’y parle, qu’on m’y a même invité, et que, hormis les aspects de mon identité faisant de moi un sujet altérisé ayant vécu des expériences plurielles et répétées de marginalisation, je porte plusieurs chapeaux, dont certains sont enviables et donnent une impression d’autorité.
Mais encore faudrait-il identifier le milieu dont nous parlons afin de détecter les positions précises qui munissent les personnes qui les occupent du pouvoir d’avoir des attentes spécifiques, parfois peut-être impossibles à satisfaire. Et dans cette revue, comme dans différents circuits de notre milieu littéraire, c’étaient des gens comme moi, c’est-à-dire qui portent plusieurs chapeaux, qui circulent dans le monde de l’édition, dans celui des revues et dans les réseaux universitaire, des personnes sous-payées et surmenées qui se passent le bâton de relais, dans une danse aussi désordonnée que rigide, une chorégraphie si tendue que se nouent les promesses, les attentes et l’engagement (et parfois même le désengagement); les nœuds sont serrés, durs comme fer, il arrive qu’on s’y pète la tête, qu’on s’y pète la gueule, qu’on y laisse notre peau. Il arrive qu’on dise oui quand on veut dire non, et qu’on dise non pour ne pas avoir à dire oui. Il arrive qu’on ne sache plus ce que oui et non signifient, et pire, ce à quoi un oui ou un non devraient engager. C’est là que ça fait mal, qu’on se pète la tête, la gueule, qu’on y laisse des textes à défaut de notre peau : quand une décision est accompagnée du pouvoir d’imposer des attentes nouvelles, imprécises, formulées rapidement et de façon désengagée, pour ne pas avoir à prendre part à un dénouement qui devrait être, à mon avis, collectif.
C’est pour cette raison, pour cette drôle de danse qui crée des nœuds entre nous et en nous, à l’intérieur de nos corps meurtris, que j’ai pensé à ce texte qui n’a jamais été publié et dont je partage ici des extraits, dans le désordre, de façon indisciplinaire, en ne satisfaisant peut-être pas vos attentes : parce que mes attentes, en tant qu’écrivain qui écrit des livres, et particulièrement ce livre-là, Désormais, ma demeure, un livre qui a vraiment changé ma vie, mes attentes ne sont manifestement pas toujours celles du rédacteur en chef d’une revue qui sort de deux années de crise, du doctorant qui a épuisé ses bourses, du directeur littéraire qui occupe une position d’autorité dont le salaire tient néanmoins de l’exploitation. Parce que je crois en toute sincérité que, dans nos milieux où se confondent autorité et précarité, on ne peut penser à la notion d’attente sans la croiser avec celle de pouvoir.
Louis-Daniel Godin et Laurence Pelletier écrivent, dans un récent numéro de la revue Spirale, qu’« il importe de reconnaître que l’art et la littérature détiennent un savoir que l’on peut tenter de décrypter afin de nous armer pour l’avenir, et qu’ils peuvent nous apprendre à être seul.e.s. » (2021, p. 17) Je suis tout à fait d’accord, mais je crois aussi, pour reprendre leur formulation, qu’il importe également de reconnaître que l’art et la littérature sont noués par des dynamiques de pouvoir que l’on peut (et j’ose une injonction en disant que l’on doit) décrypter afin de nous armer pour l’avenir. De cette manière, l’art et la littérature peuvent autant nous apprendre à être seul·es qu’à être ensemble, qu’à former des communautés attentives à ces dynamiques, capables de formuler des attentes admises comme un pouvoir auquel il est certainement possible, même attendu, de consentir – je comprends les attentes, je consens librement de les satisfaire parce qu’elles aménagent un cadre à l’intérieur duquel je peux m’émanciper. Un pouvoir qui néanmoins risque rapidement de devenir abusif ou désintéressé – aux attentes consenties s’en ajoutent des nouvelles, avec de nouvelles modalités qui précarisent les projets, les relations et les positions les moins puissantes; dans ces situations, les personnes qui détiennent le pouvoir demeurent en place malgré leurs attentes instables et hyperactives; les effets de cette instabilité sont l’imprécision, le désengagement, puis un silence et une solitude auxquels notre milieu ne nous a pas préparé·es.
Dans nos milieux, le pouvoir est détenu par un nombre variable de gens, à des niveaux variables, dans des positions variables, dans des moments et des espaces variables, et cela produit beaucoup de confusion qui encourage malheureusement des situations au mieux de déception, au pire d’abus, d’agressions, d’exclusion et de domination, des situations auxquelles les personnes minorisées ne sont pas nécessairement préparées, même si là où se croisent leurs expériences de marginalisation et leurs identités se multiplient également les attentes des autres à leur propos. Cela contribue au fait que les intersections sont des espaces ouverts et pluriels, mais aussi risqués, pas toujours sécuritaires, parfois carrément dangereux. Des espaces où il ne suffit que d’une petite poussée pour que certain·es tombent, se pètent la tête, se pètent la gueule. Y laissent leur peau.
Quand, à propos de mon texte, un comité de rédaction m’écrit qu’il ne s’attendait pas à ça, tandis que les directeurs et directrices du dossier s’y attendaient, il y a quelque chose qui cloche, précisément dans le partage du pouvoir au sein de la revue, qui est un microcosme assez typique – j’ose dire cliché – de notre milieu littéraire bien noué. Je n’en suis pas frustré, ce sont des choses qui arrivent; ces petites poussées d’encouragement qui, par une drôle d’infortune, se transforment en poussées d’exclusion sont assez courantes. Inversement, quand ces féministes rabat-joie, ces queers mécontent·es et ces migrant·es mélancoliques m’écrivaient, iels ne me parlaient jamais de leurs attentes, ne poussaient pas. Iels m’offraient des témoignages, avec la prudence et le courage dont on se dote pour circuler aux intersections. C’est moi qui fus surpris : je me suis dit plusieurs fois je ne m’attendais pas à ça. C’est vrai, naïvement, je ne m’attendais pas à ce que mon livre génère des textes, des échanges, de l’écriture, alors que, en revenant aux mots d’Olivia Tapiero, « ce qui m’intéresse, c’est l’écriture, terrain symbolique où se dispute le pouvoir réel de formuler le monde à partir de syntaxes attentives, inouïes et déterminantes. » (2021, p. 26) Dans ces échanges, formés d’écrits privés un peu tristes et extrêmement libérateurs, le pouvoir se partage. La danse est fluide. Nous ne savons pas exactement à quoi nous nous attendons, mais nous nous parlons, nous nous engageons. Nous desserrons les nœuds, nous dénouons les tensions. C’est une toute autre écologie, en marge de celle, plus traditionnelle, des revues ou de l’université, une toute autre écologie qui n’opère pas beaucoup d’influence sur les circuits officiels – je cite ici Stéphane Martelly : « Pour celleux qui sont attendu·es, pour celleux dont on a célébré l’histoire et les traditions, tout ceci ne pèse rien. » (2021, p. 19) « Tout ceci », effectivement, ne pèse rien, mais il s’agit pour moi d’un espace plus pluriel, plus intime, là où nous pouvons soulever, voire élever les clichés et nos expériences aussi anecdotiques soient-elles pour qu’il ne soit plus tout à fait question d’attentes, ou plutôt pour qu’au pouvoir de l’attente s’ajoute la patience du partage et de l’écoute.
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Pour écrire (le livre, cet essai, cette conférence, tous les textes de ma vie), « I purposefully allowed negative emotions in, sort of like singing with a full range of notes and with both lungs » (Anzaldúa, citée par Keating, 2000, p. 287). Peut-être me reprochera-t-on d’être déprimant, de faire dans l’écriture thérapeutique et narcissique, de laver mon linge sale en public, mais je sais aujourd’hui, en recevant ces messages, que nous sommes plusieurs à inspirer nos douleurs et nos colères successives, et que c’est ensemble dans nos clichés que nous arrivons à croiser, expier et expirer nos récits. Nous formons une chorale plurielle, peut-être un peu ringarde, peut-être trop lyrique; notre solidarité nous permet de nommer, contre toute attente et patiemment nos puits, nos murs et nos grottes, nos demeures jadis gâchées, désormais rebâties.
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Note
[1] Ici, je me réfère à « casseuses de party », la traduction que propose Marie Darsigny (2020, p. 71) de killjoy dans l’expression feminist killjoy de Sara Ahmed (2010). Darsigny emprunte, quant à elle, cette traduction à Daphné B. et Julie Delporte (« Les casseuses de party », Tristesse, nº 1, hiver 2017, p. 37-40).
Bibliographie
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CVETKOVITCH, Ann (2012), Depression: A Public Feeling. Durham / Londres : Duke University Press.
DARSIGNY, Marie (2020), « Souffrance et résistance : l’art queer de la dépression », QuébecQueer. Le queer dans les productions littéraires, artistiques et médiatiques québécoises (Isabelle Boisclair, Pierre-Luc Landry et Guillaume Poirier Girard). Montréal : Presses de l’Université de Montréal.
DAWSON, Nicholas (2020), Désormais, ma demeure. Montréal : Triptyque.
GODIN, Louis-Daniel et PELLETIER, Laurence (2021), « Solitudes », Spirale, nº 274 (hiver), p. 15-17.
KEATING, AnaLouise (2000), Gloria E. Anzaldúa: Interviews/Entrevistas. New York : Routledge.
MARTELLY, Stéphane (2021), « Les Martiales », Lettres québécoises, nº 180 (printemps), p. 18-20.
TAPIERO, Olivia (2021), « Produit national brut », Lettres québécoises, nº 180 (printemps), p. 26-29.
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