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Débat sur l’ingérence étrangère : attention aux dérapages racistes

21 mars 2023

Lettre ouverte au très honorable David Johnston, rapporteur spécial indépendant chargé de protéger l’intégrité de la démocratie canadienne.

Nous sommes profondément préoccupé·es par le risque que les discussions portant sur l’ingérence étrangère et la sécurité nationale puissent rapidement devenir toxiques. Nous l’avons déjà vu dans les accusations selon lesquelles un sénateur canadien-chinois respecté et un maire nouvellement élu seraient des agents du gouvernement chinois. De telles accusations peuvent rapidement mener à des violations importantes des droits démocratiques et de la sécurité personnelle des individus.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement du Canada a déplacé de force et dépossédé 23 000 Canadien·nes d’origine japonaise après que certain·es les aient accusé·es d’être des espion·nes ou des agent·es du gouvernement du Japon. L’histoire a démontré que ces accusations étaient sans fondement. Nous avons également vu comment de pareilles accusations sans fondement ont brisé la vie et la réputation de Canadien·nes distingués comme Maher Arar, John Holmes, Paul Lin et Herbert Norman.

Qui est canadien et qui est étranger?

Nous affirmons que tous les pays, incluant le Canada, ont le droit d’exiger le respect de leur souveraineté et la non-ingérence dans leurs affaires politiques internes. Nous déplorons tout cas où un État, que ce soit la Chine, la Russie, les États-Unis ou même le Canada, transgresse le principe de non-ingérence en se mêlant d’une élection ou en s’engageant dans des opérations secrètes ou d’autres actions inappropriées, y compris en ciblant de militant·es et de leurs familles.

En même temps, nous sommes profondément préoccupé·es par le fait que les initiatives gouvernementales annoncées pour contrer l’ingérence étrangère risquent de créer plus de problèmes qu’elles n’en règlent.

Pour trop de monde, « ingérence étrangère » est simplement un mot de code signifiant « chinois », avec toutes les connotations racistes qui ont été imposées à ce terme.

Considérant que le Canada a sa propre histoire de racisme, de colonialisme et de dépossession des peuples autochtones, il peut devenir extrêmement problématique de définir quoi ou qui est « étranger ». À travers leurs liens familiaux, leurs activités économiques et leurs parcours scolaires, bien des Canadien·nes sont connecté·es avec des personnes et institutions un peu partout dans le monde, de façons multiples et complexes.

Tracer des lignes entre qui est canadien et qui est étranger, cela peut entraîner énormément de division.

Éviter les dérapages

Les initiatives annoncées à ce jour laissent entendre que le renforcement des organismes de sécurité nationale, comme le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) et la GRC, aidera à contrer l’influence étrangère. Or, ces agences ont des histoires bien connues et documentées de racisme envers des communautés autochtones, musulmanes et racisées, ainsi que des histoires de répression de la dissidence et de promotion du racisme environnemental.

Il existe un vrai danger que cet exercice suscite de nouvelles accusations, sans distinction et sans fondement, de manque de loyauté, de subversion ou même de trahison. Et ce, avec un impact potentiel sur les relations internationales qui ne doit pas être sous-estimé.

Peu d’États, voire aucun, y compris le Canada et son allié les États-Unis, s’abstiennent de toute ingérence étrangère. Pour sa part, le gouvernement des États-Unis s’est engagé dans au moins 64 tentatives documentées de changement de régime. Comme le New York Times l’a récemment déclaré : « Selon les normes des superpuissances, la Chine reste somme toute près de chez elle. Ses implications extérieures, notamment hors de son environnement immédiat, restent en grande partie économiques. »

Tous ces facteurs indiquent la complexité de la situation actuelle et des risques mondiaux qui l’accompagnent.

Pistes d’action

Mais cela ne signifie pas que nous ne devons prendre aucune mesure. En tant que rapporteur spécial, vous disposez de nombreuses options. Nous vous encourageons fortement à envisager :

  1. Que vous recommandiez des façons d’appliquer strictement les mesures juridiques et institutionnelles actuellement existantes dans le but d’empêcher l’ingérence électorale ou d’autres activités secrètes, et que le Canada respecte les mêmes principes;
  2. Que le gouvernement donne des instructions au SCRS et à la GRC pour prendre au sérieux la menace des organisations d’extrême droite qui font la promotion de la suprématie blanche, et pour s’abstenir d’espionner les communautés, que ce soit des organisations chinoises, musulmanes, autochtones ou militantes;
  3. Que tous les niveaux de gouvernement renforcent un programme complet d’éducation antiraciste destiné à tous les fonctionnaires publics et au système d’éducation en général, suivant l’appel à l’action 57 de la Commission de vérité et réconciliation, tout en veillant à ce que toutes les institutions gouvernementales incarnent la pleine diversité du Canada;
  4. Que toute institution créée avec pour mission d’examiner ou surveiller l’« influence étrangère » soit indépendante de toute ingérence politique et évite de stigmatiser un seul groupe ou pays;
  5. Que vous fassiez la promotion des mesures gouvernementales qui renforceront la diplomatie et le dialogue, réduiront les tensions mondiales et, ce faisant, créeront ainsi les conditions de la paix entre les nations.

Cordialement,

Gen-Ling Chang, ancienne directrice associée du Toronto District School Board et directrice général adjointe, ALPHA Education

Xiaobei Chen, professeure de sociologie, Département de sociologie et d’anthropologie, Université Carleton

Takashi Fujitani, titulaire de la chaire Dr David Chu en études Asie-Pacifique, professeur d’histoire, Université de Toronto

Xinying Hu, chargée de cours, programme d’études sur le travail, Université Simon Fraser

John Price, professeur émérite d’histoire, chercheur associé, Centre for Global Studies, Université de Victoria

Timothy J. Stanley, professeur émérite, Anti-racism Education and Education Foundations, Faculté d’éducation, Université d’Ottawa

Cathy Walker, directrice retraitée, Occupational Health, Safety and Environment Department, Travailleurs canadiens de l’automobile (maintenant Unifor) et professeure adjointe, programme d’études du travail, Université Simon Fraser

David Webster, professeur agrégé, Human Rights Studies, King’s University College, Université Western

Henry Yu, professeur agrégé d’histoire, codirecteur du Asian Canadian Research and Engagement Centre, Université de la Colombie-Britannique

Membres du groupe consultatif Focus Canada-Chine