Mikado d’enfance de Gilles Rozier: lire pour dénouer les fils entrelacés de nos mémoires

© Charlotte Henard

Un partage de Cécile Kars

15 janvier 2020

Le hasard a fait que mes grands-parents maternels, tous deux rescapés des camps de la mort, tous deux réfugiés en Autriche après la guerre, se soient installés en 1949 dans une petite ville à l’est de la Lorraine. Ç’aurait pu être l’Amérique, ce fut la Moselle, à une vingtaine de kilomètres du village où vit aujourd’hui ma mère, dans une maison où, ce soir, j’ai lu le dernier livre de Gilles Rozier. Un récit sur la mémoire dont le point de départ est, fait rare, une erreur de jeunesse : le narrateur, dont le grand-père est mort à Auschwitz, a été accusé d’avoir envoyé une lettre antisémite à l’un de ses professeurs. Il se trouve confronté, des dizaines d’années plus tard, à cet événement qu’il avait occulté pour en oublier l’existence.

Une démarche littéraire portée par le besoin de vérité, et un texte qui frappe sa lucidité.

De ma chambre, je vois une cheminée fumer sur le haut d’un toit. C’est la maison qui appartenait à la vieille Berthe lorsque j’étais enfant. La vision m’apaise. Quand j’y songe, elle pourrait, elle devrait me terrifier: l’unique «témoignage» livré, à l’un de mes oncles, par ma grand-mère, était, précisément, d’avoir vu «la fumée sortir des cheminées, là-bas». Comme je sais que sept années de psychanalyse ne suffiront pas à démêler la confusion d’émotions, sensations et sentiments qui m’envahissent, «ce tas compact, un enchevêtrement d’aiguilles de Mikado qui piquent quand on les touche » (Rozier, 2019, p.53), je choisis la fuite 2.0: Facebook. Sur la page «Tu sais que tu es Lorrain si…» (si tu «bois du schnaps», si «tu touilles ta salade», «si tu prononces bien MeSS et non MeTZ comme les Parisiens», etc.), quelqu’un a ajouté: «tu sais que tu es Lorrain quand chaque cicatrice est une histoire.»

Au lieu d’essayer de définir, d’analyser, de défaire, de comprendre, essayons de jouer avec les nœuds et les vides de nos histoires.

On sait qu’on est des petits-enfants de déportés si… La liste pourrait être longue de millions d’items. En voici une poignée:

– Tu as grandi au milieu de silences mâtinés de honte et de culpabilité. Celui des questions auxquelles on ne peut, on ne veut pas répondre. Celui des questions que tu n’osais pas poser. Celui qui entoure le passé qu’on a préféré effacer, mais qu’on a transmis malgré tout. La mère de Gilles a épousé un catholique, comme la mienne. Résultat: cinq enfants blonds aux yeux bleus. «Ils ont tous des petits nez» a dit, une fois, d’un air soulagé, ma mère (qui a été élevée par une femme persuadée que la Gestapo pouvait débarquer à chaque instant et embarquer la famille).

– Tu as connu de grands moments de solitude pendant ta scolarité. Gilles était le seul de la classe à ne pas faire sa communion. Moi, on a plutôt insisté pour que j’y aille avec les autres (+10 points au loto de la survie). En revanche, le jour où la classe est allée visiter le camp de concentration du Struthof, en Alsace, ma mère a appelé l’institutrice afin de m’interdire d’y aller. Il ne fallait pas que je voie «les tas de chaussures». J’ai donc attendu deux longues heures avec mon frère, en compagnie du chauffeur, à l’intérieur d’un bus stationné entre deux rangées de sapins. Notre désarroi était inexprimable. Je n’en ai connu la raison qu’une dizaine d’années plus tard.

– La cuisine est ton principal héritage, avec les langues qu’on a refusé de te transmettre. Chez les Rozier, c’était le yiddish. Ma grand-mère connaissait trois ou quatre langues, mais elle n’a jamais parlé qu’en russe à ses enfants, qui disent l’avoir oublié.

– Tu as grandi avec des mots tabous: ​juif («imprononçable, inutilisable »); et des mots-totems: « mortendéportation » (Rozier, 2019, p.69). Ma mère et ses sept frères et sœurs étaient d’abord connus partout en ville comme des enfantsdedéportés. Ou ​desenfantsde tout court. Les origines ashkénazes de mes ancêtres, je ne les ai découvertes qu’assez récemment, en faisant un test d’ADN.

– Il existe, enfin, dans les familles, une forme de transmission tacite. Par exemple, ces paysages que l’on dirait transplantés d’une conscience à l’autre. Chez nos mères, depuis la porte-fenêtre, on peut fixer des yeux un cerisier. Derrière eux, «plantée beaucoup plus loin à l’est, très loin, dans une plaine glaciale en hiver et brûlante en été, la petite clairière aux bouleaux, Birkenau en allemand» (Rozier, 2019, p.64). Ou encore, ces immenses bois où le peu de Juifs de Lituanie qui ont survécu à la persécution trouva refuge, ceux où ma grand-mère a sans doute dû fuir avant d’être arrêtée.

En 2020, je referme ​Mikado d’enfance. Les forêts sont toujours des refuges, et les livres nos principaux témoins.

Texte cité

ROZIER, Gilles (2019), Mikado d’enfance. Paris: Éditions de l’Antilope.

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